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Gandhi De la production de masse à la production par les masses

L’industrialisme fait partie d’un système plus vaste qui englobe des rapports sociaux, économiques et politiques de domination. C’est l’idée que semble défendre Gandhi, qui relie l’autonomisation du peuple indien par rapport à l’occupant britannique à une libération du système industriel importé de l’Occident. Sa réflexion a rencontré de nombreux échos ultérieurs dont certains sont également présentés ici, témoignant de sa fécondité possible.

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La vulgate colonialiste puis développementiste décrète que, pour sortir de la misère et de l’arriération, tout pays doit passer par un stade d’industrialisation qui va libérer les forces productives du pays, son économie et ses rapports sociaux. Nombre de colonisés ont repris à leur compte cette idée de sens de l’Histoire vers le progrès libérateur, en la prenant pour argent comptant.

L’industrialisme est-il la solution qui permettra à l’Inde de s’émanciper ? C’est ce que semblent penser Nehru et la majorité de l’élite intellectuelle indienne qui ont une vision ambitieuse d’une Inde basée sur une industrialisation de caractère capitaliste, intensive et massive.

Se libérer de la misère ou la renforcer ?

Gandhi perçoit ce modèle occidental comme un piège que son pays doit éviter. Pour lui, l’industrialisme est une fausse solution au problème de la misère. Il constitue un remède pire que le mal qu’il veut combattre. « La situation présente est sans aucun doute insupportable, écrit-il. La pauvreté doit disparaître. Mais l’industrialisme n’est pas la solution. »[1]

Les travailleurs engagés dans ces industries, amputés de leurs occupations traditionnelles, ont en effet perdu la précieuse autonomie liée à leurs savoir-faire et ont dû rejoindre la masse des chômeurs dépendants du marché du travail sur lequel ils n’ont plus qu’à se vendre.

L’industrialisme contraire à l’autonomie

Gandhi, à travers l’organisation sociale qu’il préconise, cherche à redonner à tout son peuple la dignité et l’autonomie. L’industrialisme est pour lui un obstacle radical à cette dernière. « Le swaraj (autonomie), écrit-il, ne peut être atteint par la construction de grandes usines qui contribuent à l’exploitation »[2] . Ces grandes usines et les cités industrielles qui les accompagnent sont au contraire des lieux où l’on apprend à se déposséder de son autonomie et à entrer dans un mode de vie aliéné. L’aliénation se manifeste autant dans la production industrielle que dans la consommation de produits issus de l’industrie. « Nous devons expliquer aux gens qu’utiliser des produits de fabrication industrielle, c’est courir au désastre, explique-t-il. On ne devrait pas acheter des biscuits industriels même si c’est moins cher. »[3]

La dernière part de l’activité nationale

Pour Gandhi, l’industrie, loin d’être le fer de lance de la modernité comme dans les imaginaires capitaliste et socialiste, n’est là que pour seconder les activités artisanales et agricoles villageoises. Elle est secondaire et constitue une sorte de ‘moindre mal’ pour certaines productions impossibles à trop petite échelle. Gandhi s’en méfie car, pour lui, l’industrie lourde est synonyme de centralisation. Il convient d’éviter autant que possible la ‘production de masse’, c’est à dire « la production par le plus petit nombre de personnes à l’aide de technologies hautement complexes ». Ce processus s’inscrit en effet dans une dynamique anti-démocratique[4] . Mais lorsque l’industrialisation est nécessaire, alors il se prononce dans une perspective pragmatique pour sa nationalisation. « Je suis suffisamment socialiste pour dire que de telles usines devraient être nationalisées ou contrôlées par l’État », écrit-il en 1924[5]. « Les industries lourdes devraient être centralisées et nationalisées, écrit-il dans son ouvrage sur le programme constructif, rédigé entre 1941 et 1945. Mais elles occuperont la dernière part de la vaste activité nationale qui se déroulera essentiellement dans les villages. »[6]

Décentraliser la production

A l’inverse d’une organisation basée sur une industrie centralisée, Gandhi estime en effet qu’une économie non violente doit être autant que possible décentralisée et basée sur la production des villages. Il considère la centralisation du pouvoir et la concentration de la richesse comme étant des violences en elles-mêmes. A l’inverse, l’autonomie doit être bâtie par la base, c’est-à-dire à partir des milliers de villages qui composent l’Inde et abritent l’immense majorité de ses habitants. La décentralisation invite donc à un pouvoir polycentré : dans cette organisation, « chaque village deviendra le centre névralgique de l’Inde indépendante »[7]. Dans une économie décentralisée, la richesse est issue de la base, à l’inverse de la logique de la centralisation, dans laquelle « les bénéfices de l’industrialisation sont censés percoler lentement du haut vers le bas »[8].

Le rôle central du khādī

Comment s’organise cette économie décentralisée et libérée autant que possible de l’industrie ? Gandhi prône une organisation économique basée sur le khādī, c’est-à-dire le principe selon lequel l’ensemble de la chaîne de production du coton, de la culture à l’habit fini, peut être réalisée dans les villages. Le khādī est fondamental dans le programme constructif gandhien. Il symbolise et incarne l’autonomie possible de tous et de chacun pour ce besoin fondamental : se vêtir.

Gandhi et son rouet

S’autonomiser par la maîtrise de cette chaîne de production permet d’aller beaucoup plus loin encore que la simple contestation et la résistance aux conditions imposées par l’occupant britannique : cela permet de se passer concrètement de son concours en n’ayant plus besoin de lui. On voit combien, pour Gandhi, la libération par rapport à l’hétéronomie des usages concorde avec la libération politique vis-à-vis de la Grande-Bretagne.

Au cœur du khādī il y a cette exigence de « la production pour l’usage plutôt que pour le commerce »[9] . Celle-ci a le gros avantage de permettre d’échapper aux fluctuations du marché et donc d’avoir plus de maîtrise sur ses conditions de vie. De plus, le khādī permet de ramener les activités et l’intelligence dans les villages. Il valorise le rôle des femmes dans le processus d’acquisition de l’indépendance et fait prendre conscience aux gens de leur dignité et de leur pouvoir. Gandhi rêve d’une généralisation de cette pratique, mais il n’aspire pas non plus à un peuple de tisserands: il n’attend pas que l’on passe plus d’une heure par jour à ce travail.

La force matérielle et symbolique du rouet

Gandhi tient par ailleurs à préciser qu’il ne s’agit pas de retourner au passé où l’homme était esclave de son charka (rouet) pour vivre. Au contraire il s’agit d’utiliser le rouet à filer le coton comme un instrument social d’émancipation. L’usage que l’on peut faire de cet instrument peut être socialement très varié, de même que « l’homme libre mange le même pain que l’esclave, [mais que] l’un mange le pain de la liberté, l’autre de l’esclavage »[10]. Ainsi, estime-t-il, qu’il revient au mouvement d’émancipation de l’Inde « la tâche de faire du charka, qui a été durant des siècles un symbole de pauvreté, de misère, d’injustice et de travail forcé, le symbole de la puissante force de la non-violence, du nouvel ordre social et de la nouvelle économie »[11]. Le rouet, estime finalement Gandhi, est une arme puissante pour le combat politique, social et économique d’émancipation du peuple indien. Il devrait être, et cela est essentiel pour comprendre la pensée gandhienne, le symbole de la liberté à la fois économique et politique.

Les autres activités villageoises

Mis à part le khādī, c’est l’agriculture qui joue un rôle également central dans l’activité et l’organisation du village telles que les conçoit le mahatma. « Le khādī, sinon l’agriculture » martèle-t-il[12]. D’autres activités productives de village fleuriront également dans la société que Gandhi appelle de ses vœux. Mais elles auront un rôle moins central que le khādī et viendront en soutien de celui-ci. « Elles ne peuvent exister sans le khādī, écrit-il en 1942, et le khādī sera privé de sa dignité sans elles. L’économie des villages ne peut être complète sans les activités de transformation villageoises essentielles telle que le tissage et la couture à la main, la fabrication de soupe, de papier, d’allumettes, le tannage, le pressage de l’huile… »[13] Gandhi précise par ailleurs que, « autant que possible, chaque activité sera menée sur des bases coopératives »[14]. « Un tel développement, précise son disciple Jayaprakash Narayan, pourrait en outre rétrécir le fossé qui va s’élargissant entre villes et villages, et tempérer les nuisances de l’urbanisation. »

Jayaprakash Narayan et les communautés agro-industrielles

Selon l’économiste gandhien (et ex-marxiste) Jayaprakash Narayan[15], il faut faire en sorte que « chaque village ou au moins chaque petit groupe de villages se développe comme une communauté agro-industrielle ». Que signifie cette expression ? « Le terme ‘agro-industriel’ signifie un mélange organique d’agriculture et d’industrie », explique-t-il. Et de préciser qu’« une communauté agro-industrielle ne produirait, par exemple, pas uniquement (…) des fruits et des légumes, du sucre de canne et du coton, mais aussi des radios, des pièces de bicyclettes, de petites machines, des appareils électriques, etc., qui peuvent être nécessités dans la région ». Il n’y a donc pas à rejeter toute production de type industriel, mais à limiter celle-ci à la petite industrie la plus décentralisée possible, pour des biens eux-mêmes d’une complexité limitée. Il faut distinguer différentes échelles d’industrie: de village, de district, d’État. Et ne pas appliquer le même régime à chacun de ces niveaux d’industrialisation.

Pour une économie gandhienne moderne et innovante

Narayan affirme que son propos n’est nullement de vouloir conserver à tout prix des modes de production traditionnels. Les innovations techniques sont tout à fait possibles et souhaitables dans un modèle d’économie gandhienne : « On doit effectuer un effort constant et organisé pour améliorer la machinerie de petite taille, de telle sorte que, sans rien ajouter à son prix, son efficacité et sa productivité continuent d’augmenter ». Pour cela, il convient d’encourager la ‘recherche’. Mais l’essentiel est que cette innovation doit se faire selon des critères qui rendent cette technique accessible et appropriable par le plus grand nombre. En réalité, Gandhi n’est pas un obscurantiste opposé à toute industrialisation ou technique innovante. « Je ne cherche pas l’éradication de la mécanisation, mais sa limitation », écrit-il en 1924[16].

Production de masse ou production par les masses ?

Dans cette optique, laissons à l’économiste britannique E.F. Schumacher le soin de conclure, en faisant le lien entre la pensée gandhienne et des perspectives qui nous sont plus familières :

« Selon Gandhi, tous les pauvres du monde ne peuvent trouver de secours dans la production de masse, mais seulement dans la production par les masses. Le système de production de masse — qui repose sur une technologie sophistiquée, très gourmande en capital, tributaire d’une forte consommation d’énergie, et qui fait l’économie du travail de l’homme — présuppose que l’on soit déjà riche, car on a besoin d’un fort investissement en capital rien que pour établir un seul poste de travail. Le système de production par les masses mobilise, lui, les ressources inappréciables propres à tous les êtres humains : leur esprit éclairé et leurs mains expertes, et leur donne en renfort des outils de première classe. La technologie de la production de masse porte en elle la violence. Elle fait des ravages sur le plan écologique. Elle va à l’encontre du but recherché quant aux ressources non renouvelables et annihile la personne humaine. La technologie de la production par les masses, qui fait appel au meilleur de la connaissance et de l’expérience modernes, favorise la décentralisation, est compatible avec les lois de l’écologie, et fait un emploi modéré des ressources rares. Enfin, elle se propose de servir la personne humaine au lieu d’en faire l’esclave des machines. Je l’ai appelée technologie intermédiaire (ou de niveau moyen), pour indiquer qu’elle est de beaucoup supérieure à la technologie primitive des siècles passés tout en étant, dans le même temps, beaucoup plus simple, plus économique et indépendante que la super-technologie des riches. On peut aussi l’appeler technologie de ‘l’aidez-vous vous-mêmes’, ou ‘technologie démocratique’, ou encore ‘technologie du peuple’ : une technologie à laquelle tout le monde peut accéder et qui n’est pas réservée à ceux qui sont déjà riches et puissants. »[17]

Étonnant aller-retour entre les réflexions d’un opposant indien à l’impérialisme britannique dans la première partie du 20e siècle, et un économiste britannique qui s’appuie sur ces positions pour inventer une pensée moderne, écologiquement et socialement innovante pour la société du 21e siècle.

Guillaume Gamblin

Texte initialement publié dans la revue S!lence, dans le numéro 352 de décembre 2007, maquetté et rediffusé par le collectif Indice après accord. S!lence est une revue lyonnaise qui permet la circulation d’idées écologiques et de propositions alternatives.

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Les illustrations sont dans le domaine public et proviennent de Wikimedia Commons.

Mai 2017.

Notes

[1] Young India, 7 octobre 1926.

[2] Integral Revolution, p. 28.

[3] Reorientation of Khādī, p. 52.

[4] Harijan, 2 novembre 1934.

[5] Young India, 13 novembre 1924.

[6] Constructive Programme, p. 13.

[7] Reorientation of Khādī, p. 7.

[8] Ibid

[9] Ibid., p. 53.

[10] Ibid., p. 2.

[11] Ibid, p.14.

[12] Ibid, p. 40.

[13] Ibid. p.16

[14] Harijan, 26 juillet 1942.

[15] Réflexions extraites de son texte « Swaraj for the people », cité dans Challenge of Poverty and the Gandhian Answer, pp. 73-77.

[16] Young India, 13 novembre 1924.

[17] Schumacher E.F., Small is beautiful, Seuil 1978, p.160-16.

Poursuivre la réflexion

La liste de lecture suivante provient également de la revue S!lence et vient compléter l’article.