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Après le grand krach capitaliste de 2020

2020 : Après le grand krach monétaire, vivre sans travail rémunéré est devenu la norme, le travail réalisé en échange d’argent est devenu minoritaire et sévèrement contrôlé par les conseils de sages disséminés dans les pays.
Des lois autorisent encore, ici ou là, la production de marchandises, mais leurs producteurs doivent justifier leur choix et ceux-ci sont examinés tous les ans afin de constater que cela ne perturbe pas les nouvelles institutions créées après le grand krach.
Jorge Lafargue, journaliste de la revue « Vivre sans produire » a interrogé un « travailleur » qui a souhaité resté anonyme.

Allons-y !

— Jorge Lafargue : Pourquoi ce choix du travail ? Vous auriez pu faire comme tout le monde et vous contenter de vivre dans un BOLO[1] ou une manse…

— Travailleur anonyme : Je n’avais pas spécialement envie de participer à l’entretien de la vie, ni à la reproduction d’un socle de subsistance, comme ils disent. Je voulais travailler, produire.

— JL : Vous tentez en quelque sorte de faire sécession, de sortir des organisations qui se sont mises en place après le grand krach ?

— TA : Je n’irais pas jusque là. Mais en effet, nous sommes quelques-uns à réclamer un droit à travailler. La liberté de se faire employer pour produire à l’aveuglette quelque chose qui rapporte de l’argent. Sans que l’on vous fasse remarquer toutes les cinq minutes, que si vous travaillez, c’est que d’autres s’occupent de vous pour vous permettre de le faire ! Ce droit au travail nous paraît légitime (d’ailleurs la plupart des conseils autorise une journée de travail par semaine), et pourtant on continue de nous traiter comme des parias.

— JL : Vous êtes en relations avec d’autres travailleurs comme vous ?

— TA : Comme vous pouvez l’imaginer, nous sommes très peu nombreux à avoir fait ce choix. L’idée de base est que, en échange d’argent -- argent que vous gagnez en travaillant -- vous pouvez accéder aux produits d’autres travaux, à des marchandises donc. C’est notre travail qui nous relie, quel que soit le contenu de ce travail. Le contrat est donc simple. Ca se passe comme une mécanique, et c’est vraiment fascinant de constater que, même après le grand krach -- et même si cela reste confiné, je le concède, à une échelle expérimentale très modeste --, ça peut toujours fonctionner !

— JL : Et votre entourage, qu’en pense-t-il ? Votre décision n’a pas été trop difficile ?

— TA : Oui ça a été difficile. Mes enfants ont pleuré un bon mois chaque fois que je partais le matin travailler. Maintenant ils se sont habitués, la maison et le frigo sont parfois remplis d’objets divers, dont ils ignorent comment ils ont été fabriqués et d’où ils viennent. Cela leur arrive même, de temps en temps, de ne plus chercher à se mêler aux activités des adultes et de rester dans leur monde à eux. Ce sont des moments très émouvants qui vous encouragent à aller plus loin.

— JL : Dans votre « travail », comment faites-vous pour décider de ce qu’il faut faire ? Vous ne vous servez plus des ateliers populaires ?

— TA : On est bien forcé de le faire. Mais ce que l’on constate, nous les travailleurs, c’est que les ateliers sont trop généralistes et trop peu productifs. Ils servent d’avantage à reproduire, entretenir la vie, qu’à produire. Comme vous le savez, dans ces ateliers on peut à peu près tout faire, mais seulement des choses utiles au quotidien, et avec une productivité impossible à mesurer car on fait un peu tout en même temps. Les gens ne sont pas assez spécialisés et constants dans une tâche pour pouvoir mesurer la « valeur » de ce qu’ils font.

— JL : Il est difficile de faire entendre ce genre de discours je suppose…

— TA : C’est très réactionnaire, je sais. Tout le monde est traumatisé par le grand krach, que tout le monde attribue au capitalisme. En fait, nous les travailleurs, nous croyons que ce n’était pas un vrai capitalisme que nous vivions, surtout à la fin. Beaucoup voulaient moraliser le capitalisme, assigner les marchandises à des « vrais besoins », des vraies « valeurs ». On a perdu de vue que le capitalisme n’était pas fait pour cela. C’est une mécanique à faire de l’argent qui permet de mettre en mouvement les gens, à les faire travailler, à s’enrichir.

— JL : Vous essayez de re-générer ce vieil idéal du capitalisme auquel bien peu de gens croient actuellement.

— TA : Malheureusement. Ils étaient des millions, dans le monde entier, des hommes et des femmes à se dire capitalistes ou travailleurs. Maintenant, ils sont en majeure partie silencieux. Le capitalisme est terminé mais l’anticapitalisme continue à faire rage dans les ateliers, les manses, les familles, les associations. C’est très agressif. Mais de quoi ont peur les gens ? Ils pensent que les travailleurs comme moi, qui veulent expérimenter des poches capitalistes sont possédés par le diable, qu’ils vont manger leurs enfants ? C’est absurde.

— JL : Le fait est que, en voulant se réapproprier leur environnement matériel et leurs institutions (effondrées après le grand krach), les gens ne supportent plus ce qu’ils voient maintenant comme des archaïsmes irrationnels : l’argent, le temps compté, l’abstraction du contenu des activités.

— TA : Pourtant, tout comptabiliser par le temps, permet de mettre en relation n’importe quelle activité. Sans limite.

— JL : Comment trouvez-vous du travail à faire dans le contexte actuel où, la production est tout à fait marginale par rapport à l’activité des ateliers de reproduction populaire ?

— TA : Comme on l’a toujours fait. On se met en relation avec un donneur d’ordre qui, lui, a accès à toute une clientèle d’utilisateurs, parfois lointains. Je fais donc quelque chose de bien délimité, ce qui me permet de me comparer avec ceux qui font la même chose. Ce que je fais a alors un prix, fixé d’après mes performances.

— JL : Quand même, travailler autant, juste pour de l’argent et devoir aller plus vite, vous ne trouvez pas que cela manque un peu de sens ?

— TA : Mais on s’entend bien entre collègues, il y a de l’entraide et on est persuadés que l’on peut réussir si on reste soudés, si on est une bonne équipe.

— JL : Réussir à faire mieux que d’autres équipes ?

— TA : Oui c’est cela. Fini la corvée de devoir demander au conseil la permission d’inventer une nouvelle organisation pour aller plus vite dans la production. Là, c’est la productivité qui décide. Les moins productifs doivent s’adapter. Ce qui est agréable, c’est de se retrouver parmi les meilleurs, sans les low performers, sans les femmes, les vieux, les handicapés… et surtout les enfants ! Désolé si cela vous choque, mais quelle absurdité d’avoir supprimé l’école ! Bref, passons. Sans toute cette clique de bons à rien, on est au travail. Complètement. On vit dans une sorte de cocon où il n’y a rien d’autre à faire que de se soucier de notre tâche précise. Avec des conditions idéales, le travailleur atteint le maximum de son efficacité.

— JL : Des conditions idéales, produites par la « clique des bons à rien », comme vous dites…

— TA : Oui, oui. Mais je vous rappelle que cette organisation de la société a fait ses preuves pendant plus de deux siècles. Ce n’est pas rien.

— JL : Ainsi, ce qui décide de l’existence de ce travail, c’est que quelque part, il y a quelqu’un qui a de l’argent à dépenser pour vous payer ?

— TA : Oui, et je comprends bien les réactions de mon entourage qui vivent dans des bolos ou des manses. Dans cette vie, l’entente sociale, les institutions, ne reposent pas sur l’argent et le travail, mais sur un équilibre subtil où chacun trouve sa place, est reconnu par les autres parce qu’il participe aux activités dont tout le monde bénéficie. Je connais bien cela. Au travail, au contraire, on n’est jamais sûr d’être utile, car à terme personne n’est rentable. Il faut faire plus. Le temps scande la vie et la décompose en séquences chronométrées. Seuls les plus aptes y participent, les autres se contentent de ce que l’économie est prête à leur octroyer.

— JL : Désolé de vous le redire, mais les gens doivent souvent vous prendre pour un fou. Comment cela se passe avec le conseil de votre pays ? Comme suit-il vos activités, je veux dire, votre travail ?

— TA : Cela se passe plutôt bien, et je le remercie de m’octroyer cet espace de liberté marchande. J’ai quand même accès au socle de subsistance gratuit car même avec mon travail et l’argent que je gagne avec, il n’y a pas assez de marchandises à acheter pour reproduire entièrement ma force de travail juste en dépensant mon argent.

— JL : D’accord. Vous continuez donc à participer aux nœuds associatifs. Comment s’appelle l’archipel[2] dont vous faites partie ?

— TA : L’archipel des manses. Oui, en échange du travail rémunéré qu’on me laisse exercer, je participe à deux associations. Mais ça me laisse un ou deux jours par semaine pour travailler, ce qui est presque un mi-temps.

— JL : Vous êtes donc satisfait ?

— TA : J’aurais préféré travailler plus, mais de toute manière, l’organisation matérielle de la vie (habiter, manger, se soigner, s’occuper des autres,…) est monopolisée par les archipels. Que l’on vienne à en quitter un, un autre est prêt à vous accueillir. Hospitalité, garantie de circulation des personnes, propriété d’usage temporaire des biens et outils, etc. ils n’ont que ces mots à la bouche !

— JL : À l’évidence cela n’encourage pas les gens à retourner dans le capitalisme ?

— TA : Clairement et c’est cela que je regrette. Il n’y a pas de réelle alternative…

Pour approfondir

Mise en brochure sous LaTeX par INDICE en septembre 2017, à partir d’un texte de Deun (deun@no-log.org) publié le 7 mai 2015 sur Rebellyon, site collaboratif d’infos alternatives de Lyon et alentours.

L’illustration de couverture est dans le domaine public.

Novembre 2017.

Notes

[1] Note des éditeurs : Référence au texte Bolo’Bolo de PM paru en 1983, dans lequel les BOLOs sont les unités élémentaires de l'organisation sociale sous la forme de groupe de 500 personnes en relative autonomie.

[2] Note des éditeurs : référence aux projets d’archipels “de lieux ouverts et communautaires” tels que Longo maï.